Newsletters

< retour à la liste
04.09.2012

newsletter

COURRIER DES LECTEURS :

EN REPONSE A LA CHRONIQUE DU N°13-14 SUR LA META-ETHIQUE

par

D. DOMERGUE

 

Réflexions sur l’intérêt d’envisager une conception méta-éthique appliquée aux sciences

PAR

D; DOMERGUE

 

 


Sommaire
1- Le terme de « méta-éthique » est-il une inflation lexicale gratuite ?
2- Le terme de « méta-éthique » est-il une nécessaire adaptation à de nouvelles conjonctures et à de nouveaux contextes ?
3- Quelles applications à la viti-viniculture ?
a) Protection phyto-sanitaire du vignoble dans le respect des territoires
b) Appréciation « synthétique » de la sensibilité des cépages à Botrytis
c) Peut-on hiérarchiser les cépages ?
4- Conclusion



1- Le terme de « méta-éthique » est-il une inflation lexicale gratuite ?
Ceux qui sont facilement irrités par l’emploi de « gros mots » (le signataire de ces lignes avoue en faire partie) regardent toujours d’un air sourcilleux l’apparition des néologismes.
Classiquement, un adage linguistique enseigne, il est vrai, que « quand une réalité existe, la langue invente un mot pour la nommer ». Ajoutons quelque variante et extrapolons un peu : quand un mot, au gré des circonstances et à force de galvaudages répétés, perd peu à peu son sens premier, il voit sa pertinence s’émousser, il ne s’impose plus, sa « puissance de percussion » s’affaiblit et son autorité s’abolit (parce que ce vocable renvoie désormais à des sémantiques affadies). Un tel mécanisme « d’érosion du sens » engendre alors tout naturellement, par réaction, le recours (regardé comme nécessaire par celui qui est soucieux de se faire bien comprendre) à des néologismes et même, parfois, à des barbarismes1 .
Pourquoi le mot éthique – « science de la morale, art de diriger », selon Robert ( < grec ethos, mœurs) – ne suffirait-il pas ... ? Pourquoi renchérir avec une méta-éthique ? Serait-ce par lassitude – et alors on y souscrirait volontiers – d’avoir vu tels « comités d’éthique » (souvent auto-proclamés et entièrement inféodés à de puissantes Sociétés multi-nationales...) parvenir à neutraliser efficacement de très honorables experts ? Peut-être.

2- Le terme de « méta-éthique » est-il une nécessaire adaptation à de nouvelles conjonctures et à de nouveaux contextes ?
Si c’est pour désigner l’indispensable re-fondation globale du domaine viti-vinicole (rendue plus que jamais nécessaire : tant en raison de la complexification, sans cesse accrue, de certains contenus disciplinaires, que de la perte de vision d’ensemble qui en découle forcément), alors on comprend mieux la volonté de G. Cargnello de proposer un néologisme aux fins de susciter, chez le chercheur et parmi les autres interlocuteurs de la filière viti-vinicole, une sorte de mécanisme « d’alerte ».
Pour n’aborder dans l’immédiat que le thème de la Recherche, l’interpellation de l’auteur de Conegliano va bien au-delà d’une simple provocation linguistique. Il apparaît en effet que, derrière ce que le Pr. A. Carbonneau, dans un article consacré à ce sujet2, nomme la « philosophie », voire « l’ésotérisme » de certains concepts (autant d’aspects souvent déconcertants, en effet, sur lesquels on risque de buter à chaque instant lorsqu’on tente de se livrer à « l’analyse du fonctionnement des vignobles, des entreprises et des territoires » de la manière la plus globale), il se niche pourtant rien moins que ce qui devrait être, par exemple aux yeux du chercheur en Viticulture, l’aboutissement logique de toute démarche scientifique : à savoir une interrogation sur les buts, les principes et les méthodes de celle-ci – autant dire le type d’interrogation qu’on est convenu, une fois pour toutes, d’appeler l’épistémologie. L’ennui est que ce débouché (dont A. Carbonneau dit joliment, quelque part dans son texte, qu’il « ouvre sur » quelque chose3) n’est évidemment pas rassurant pour le chercheur-débutant, lequel, par peur du vertige (ou faute d’avoir encore pu approcher une vision suffisamment panoramique ou synthétique des choses), rassemble bien légitimement – et de manière scrupuleuse – ses connaissances scientifiques sur des savoir-faire modestes, mais certains et efficaces ; sur des procédures éprouvées et pourvoyeuses de « résultats » : la technique, c’est rassurant ... L’écueil, si cette activité se prolonge pendant de trop longues années, c’est que, sans qu’il s’en rende compte, le chercheur soit peu à peu rabattu du niveau de la science à celui de la technique ; pour peu que son champ d’expertise s’y prête, il se spécialisera de plus en plus dans des domaines très particuliers (pourquoi dit-on aujourd’hui « pointus » ... ?), résolument analytiques et définitivement amputés d’une vision globale – ce qui aura non seulement éteint à jamais sa curiosité intellectuelle, mais au surplus fera finalement de lui, à son insu, une sorte de super-laborantin. Ce n’est pas déshonorant ; mais on est loin, alors, de cette réflexion sur la science (ou théorisation de la connaissance) que visait plus haut le mot d’épistémologie. Au reste, il n’est qu’à voir le peu d’intérêt que manifestent les étudiants envers l’Histoire des sciences, en de nombreux domaines de l’Enseignement supérieur, pour mieux appréhender cette dérive potentielle : elle se traduit de bonne heure par une certaine réduction de la curiosité et du champ visuel.
Face à cette conjoncture d’une Recherche s’orientant vers des points de vue de plus en plus focalisés, et qui s’assigne de façon pragmatique des objectifs étroitement techniques, il conviendrait d’ajouter l’aggravation que constitua en agronomie, il y a déjà assez longtemps, le rejet dédaigneux de la vision de « filière de production » : on aurait dit que tout se passait comme si la Recherche se recentrait sur des positions « principielles » parce qu’elle se sentait humiliée de travailler pour des productions agricoles ... L’humain serait-il, pour le chercheur, un matériau d’étude plus « valorisant » (selon le jargon des psychanalystes) que le végétal ou l’animal ? Il fait peu de doute, en tout cas, que la rupture du lien avec la production aura entraîné des difficultés pratiquement insurmontables, désormais, pour définir les objectifs de la Recherche : c’est peut-être là que le concept de méta-éthique proposé par G. Cargnello, en dépit d’aspects lexicaux qui ne doivent pas trop susciter notre méfiance, pourrait être de nature à corriger les dérives particularistes de la Recherche fondamentale. Car il ne s’agit pas d’atteindre la restauration de sa plénitude par le seul recours (salutaire) à certaines formes de pluri-disciplinarité ; il faut aussi renouer avec les réalités extérieures à la Recherche proprement dite, en rouvrant le dialogue avec tous les partenaires de ce qu’il faut bien appeler une « filière », et en entretenant avec eux un commerce régulier.

3- Quelles applications à la viti-viniculture ?
L’article du Pr. Carbonneau suggère d’intéressantes idées, mettant le doigt, dans les exemples qu’il choisit, sur les perspectives qui devraient être celles de la Recherche à venir : il en appelle, en fait, à une véritable renouveau de la réflexion méthodologique, étant bien entendu qu’il ne s’agit plus, ici, d’envisager une triviale rénovation de la « méthodologie expérimentale » proprement dite (rénovation qui se contenterait de viser à la conception de dispositifs expérimentaux inédits, ainsi que de l’exploitation statistique de leurs données – choses que la Recherche commence à savoir assez bien faire depuis quelques décennies... –), mais bien d’une réflexion – puis-je l’appeler « philosophique » ? – sur la conception de la Recherche elle-même.
On pourrait apporter d’autres exemples qui, inspirés de l’expérience du « terrain », illustreraient bien cette nécessaire re-formulation des objectifs, des principes et des méthodes, telle que pourrait l’adopter une Recherche acceptant, pour mieux servir les métiers de la Vigne et du Vin, d’envisager une vision plus « transversale » : « la lutte contre les ravageurs et parasites de la Vigne », on va le voir, en serait un modèle (a), mais d’autres applications pourraient être également évoquées, comme ce volet (décidément peu prospecté) qu’est l’approche « comportementale » des cépages, analysée en l’occurrence à travers leur sensibilité à Botrytis (b), ou encore le thème mal-aimé de la hiérarchie des cépages V. vinifera (c).

a) Protection phyto-sanitaire du vignoble dans le respect des territoires
L’article cité plus haut a eu pour effet de me rappeler des réflexions que nous avions eues, il y a quelques années, à l’occasion d’un article devant paraître dans le Progrès Agricole et Viticole. Il avait alors été question de la méthode qu’il serait souhaitable de mettre en place pour pouvoir évaluer l’efficacité de diverses substances dites alternatives (lait de vache, urine de vache, etc.) qu’on savait être employées, dans le cadre de la lutte contre l’oïdium, en divers endroits du monde (notamment dans les vignobles de l’Inde, où A. Carbonneau avait accompli récemment une mission).
Pour nous, il était évident que, dans la perspective d’une conception radicalement nouvelle de la protection du vignoble (essentiellement et forcément préventive par nature même), le mode de hiérarchisation des produits phyto-sanitaires selon leur efficacité, tel qu’il avait été mis en œuvre avec profit depuis les années 19404 (et avait montré sa remarquable pertinence dans cette logique-là), que la méthodologie ayant permis d’élaborer ce classement des molécules, donc, devait être complètement abandonnée quand il s’agirait d’évaluer les produits dits alternatifs.
Cela ne voulait pas forcément dire que l’ancien système était à rejeter : il paraissait seulement mal adapté à la hiérarchisation d’autres produits. En revanche, certains de ses éléments pouvaient même être repris tels quels, notamment le système de notation de l’état sanitaire (intensité, fréquence) ; peut-être celui-ci était-il même, dans ce corpus, la pièce de la valeur la plus « invariable », susceptible d’être appliquée également à des mesures opérées sur des vignes relevant d’une tout autre protection. En revanche, il ne pouvait évidemment pas en aller de même pour ce qui concernait : le mode d’application de ces nouveaux produits, les stades phénologiques auxquels il faudrait intervenir, les cadences qu’il serait obligatoire de respecter, les doses/ha à employer en fonction du développement foliaire du végétal (SF), les conditions climatiques de la pulvérisation (chaleur, lumière, photo-dégradabilité des molécules, autant de conditions de leur efficacité...), etc. Dans la perspective d’expérimenter de tels produits, dont la matière active ou substance active restait tout entière à évaluer, il conviendrait évidemment, nous disions-nous alors, de commencer par renoncer aux mauvais réflexes de « confort » procurés (mais, en même temps, causés) par les molécules anti-cryptogamiques classiques ; pareillement, il deviendrait indispensable de ne plus prendre comme critères d’évaluation les « taux d’efficacité » auxquels nous avaient habitués jusque-là des molécules très puissantes, capables de désorganiser les parois cellulaires d’un champignon déjà constitué ou de dégrader le système nerveux ou digestif d’un ravageur parvenu à un stade larvaire déjà avancé (voire celui d’un adulte).
A l’opposé, donc, de ces confortables « réflexes conditionnés » de gens (viticulteurs ou techniciens) qui « savent où ils vont », il nous semblait au contraire qu’il fallait ici repartir sur les bases d’une « nouvelle ignorance » librement consentie (un peu sur le modèle de la docte ignorance de Nicolas de Cues !). Car, forcément, il apparaissait par exemple patent qu’en pulvérisant du lait ou de l’urine de vache en plein mois de juillet, il ne faudrait pas s’attendre à éradiquer un « oïdium installé » qui, en réalité, était déjà en couveuse depuis la veille de la floraison, ou même – selon le cépage et/ou le « passif » cultural de la vigne – depuis le stade « 2-3 feuilles étalées » ; a contrario, nous nous disions qu’il valait quand même la peine de tester ces substances et leurs conditions d’efficacité (même sur cépage sensible et même en zone climatique de forte pression), sous la réserve impérieuse qu’une prévention sans faille puisse être mise en place et qu’elle soit suivie avec une rigueur « militaire ». En effet, nous avions déjà connu des cas dans lesquels, chez des viticulteurs « bio » méritants, certains « essais » confiés à des organismes de Vulgarisation avaient donné des résultats calamiteux (alors que la même protection, assurée par un praticien « bio » méticuleux qui effectuait lui-même la pulvérisation, s’était révélée fort convenable) ; aussi mesurions-nous l’importance et l’absolue nécessité d’une excellente technicité au vignoble. L’on se disait alors que, jusqu’à preuve du contraire, il faudrait donc évidemment, pour commencer, se montrer extrêmement sceptiques quant aux vertus curatives de ces produits (par rapport aux résultats merveilleux auxquels nous avait habitués la puissante pharmacopée devenue classique); et, quant aux effets préventifs eux-mêmes de ces produits alternatifs, il conviendrait d’en évaluer la capacité de la manière la plus explicite et selon le calendrier d’application le plus pertinent.
Or, sur de telles bases méthodologiques, les quelques échanges que nous avions pu avoir avec des pathologistes viticoles nous avaient alors démontré que nous n’arrivions pas à sortir des schémas de protection confirmés par une pratique pluri-décennale, et que, sur le plan de la méthode, personne n’était encore prêt, mentalement, à accepter un total bouleversement des principes, fût-ce pour expérimenter de nouvelles molécules : on en restait prudemment aux notions de rémanence (ou durée pendant laquelle il reste suffisamment de produit pour que la protection soit assurée), d’action de choc et d’action ovicide, larvicide ou adulticide (certaines molécules se révélant, en effet, inaptes à détruire un œuf, alors que d’autres peuvent tuer une chenille âgée de plusieurs jours). Cette conception essentiellement basée sur « la puissance de feu » est sans doute une réelle valeur patrimoniale : constituant un acquis de près d’un siècle, elle mérite évidemment d’être jalousement défendue ; personne n’en disconviendra. Nonobstant, il apparaît que la mission de la Recherche – fondamentale ou appliquée – est d’aller au-delà de la « conservation du patrimoine » et qu’en aucun cas elle ne consiste à se crisper sur ce qui est déjà acquis (et même, en l’occurrence, largement « intégré » – parfois depuis des décennies – par les praticiens et par les techniciens de la Vulgarisation ou du Développement).
Dans une problématique de ce genre, la nécessité de voir la Recherche travailler en resserrant les liens, en aval, avec de petites structures professionnelles (Associations de producteurs « bio », CIVAM, GVA, etc.) répondrait donc à l’une de ces préoccupations méta-éthiques, telles que G. Cargnello et, avec lui, A. Carbonneau, les appellent de leurs vœux.

b) Appréciation « synthétique » de la sensibilité des cépages à Botrytis
Dans une Ecole de Viticulture, l’une des meilleures « bouteilles à l’encre » qu’on puisse donner à un élève est celle de la sensibilité différentielle à la pourriture chez les cépages de l’espèce V. vinifera. Il est vrai qu’il est tentant d’extraire les cépages de leur configuration culturale et d’énoncer des sortes de classifications absolues ... d’autant qu’il existe indéniablement des cas extrêmes – presque caricaturaux – qui incitent à tenter l’exercice : ainsi, la vulnérabilité du Gamay noir à jus blanc est devenue légendaire (« le Gamay pourrit de peur ! », enseignait le Pr. Branas, et il aurait pu en dire pratiquement autant du Macabeu, du Colombaud ou du Calitor blanc5), alors qu’à l’opposé, la rusticité de cépages comme le Bourboulenc ou le Cabernet-Sauvignon, par exemple, est retenue comme exemple d’école.
Pour autant, la majorité des « listes de sensibilité » qui sont ainsi élaborées reposent toujours, lorsqu’on se penche sur leur origine, sur des observations effectuées, par commodité, dans des collections ampélographiques où toutes les variétés sont conduites selon le même système (et l’on ne saurait certes se plaindre de ces patientes observations faites, la plupart du temps, par des techniciens scrupuleux et dévoués). Pourtant, là encore, une comparaison qui prendrait appui sur des lots dans lesquels chaque cépage recevrait « selon son dû », donnerait sans aucun doute des résultats autrement pertinents que ceux d’un champ d’observations dans lequel on prétend respecter l’axiome du « toutes choses égales par ailleurs ». Mais il va de soi qu’un tel projet nécessiterait de parcourir des milliers de kilomètres, de se livrer à des centaines de notations discordantes (induites par la diversité des implantations et des modes de conduite), et que, par surcroît, cette première phase ne serait encore « rien » : il faudrait ensuite un énorme travail de centralisation et de pondération des données, pour que le résultat puisse signifier quelque chose ; on comprend aisément pourquoi de tels travaux d’Hercule n’ont jamais été entrepris ... Pourtant, une telle façon de voir les choses permettrait d’éviter, sur certains cépages, des interprétations en forme de coq-à-l’âne.
Un exemple frappant est celui du Cinsault qui, à ma grande surprise, devait hériter en Languedoc, en même temps que d’un infamant statut d’ersatz de l’Aramon, d’une réputation très établie de « sensibilité à la pourriture » (notamment par rapport au « témoin » Carignan). Même en comptant pour rien le fait que les comparaisons – presque inévitablement – aient été faites le plus souvent entre un Carignan portant 80 à 100 qtx/ha lorsque le Cinsault, à côté, en avait au moins le double, l’incidence du rendement ne pouvait pas tout expliquer de cette légende. En effet, il n’était jamais tenu non plus aucun compte de ce que, sur des dispositifs expérimentaux à port libre, il tombait sous les sens que les variétés à port tombant se verraient pénalisées par rapport aux cépages érigés : mauvaise pénétration des produits de traitement, traces d’oïdium tenace et favorisant le Botrytis, micro-climat des grappes fortement déficient (les volumineuses grappes du Cinsault étant littéralement couchées et appuyées de tout leur poids les unes sur les autres, s’écrasant ainsi mutuellement et provoquant l’éclatement des baies), etc. Or, en vigne palissée, les résultats n’étaient plus du tout les mêmes ! Et c’est ainsi qu’un technicien du Développement, qui était un observateur scrupuleux, avait un jour fait cette déduction dont la sagacité l’honore : « à rendement égal et à conditions de culture égales [il aurait fallu dire : à conditions de culture ‘lui convenant’], non seulement le Cinsault n’est pas spécialement sensible à la pourriture, mais même il se montre plutôt moins vulnérable à Botrytis que le Carignan ». Les praticiens qui l’écoutaient n’en avaient pas cru leurs oreilles.
Un autre cas, sur lequel on pouvait autrefois perdre son latin, était celui du Mourvèdre. Alors que, dans la quasi-totalité de la littérature des XIXe et XXe siècles, ce cépage était décrit comme rustique, « à peau épaisse », « se conservant bien sur souche », etc., j’avais eu la surprise d’observer au contraire, dans sa plus ancienne parcelle languedocienne (et à une époque où, dans cette région, il n’y en avait encore nulle part), une vulnérabilité extrême au Botrytis – information qui devait être ensuite reprise, transmise et imprimée, à la fois par des chercheurs et par des techniciens du Développement. Ici, contrairement au cas évoqué ci-dessus à propos du Cinsault, le rendement n’était pas en cause : il était comparable à celui du Carignan qui, dans une parcelle parfaitement homogène, flanquait le Mourvèdre de part et d’autre. Ce sont des contrôles parasitaires un peu particuliers qui, finalement, devaient nous fournir la clef. Très bon observateur, l’exploitant surveillait assidûment les pontes d’eudémis, suivait l’évolution de ses œufs, puis, quand ses comptages lui indiquaient la date d’intervention, il traitait de manière curative avec des esters phosphoriques dotés d’une forte « action de choc »6. Quelques jours plus tard, dès qu’il pouvait entrer dans la vigne (la rémanence de tels produits étant relativement faible), l’exploitant se livrait alors à de nouveaux comptages pour quantifier les chenilles survivantes. C’est là qu’il s’aperçut que, lorsqu’il trouvait une chenille vivante sur le Carignan, il en trouvait aisément trois, quatre ou même cinq sur le Mourvèdre ! Or, le mode de conduite palissée étant exactement le même dans toute la parcelle (et, au demeurant, le Mourvèdre ayant la particularité de bénéficier d’un port nettement plus érigé que celui du Carignan, ainsi que d’une phyllotaxie particulière – une étonnante disposition de l’implantation des feuilles sur le rameau, gage d’aération du feuillage –), il ne pouvait donc pas s’agir ici d’une mauvaise pénétration des produits de traitement. On a alors dû admettre que, pour des raisons inconnues, cette variété se révélait extrêmement attractive pour les papillons d’eudémis, qui pondent préférentiellement chez elle. La sensibilité à la pourriture du Mourvèdre n’était donc pas innée mais induite, et, en effet, à protection égale (ou, plus exactement : à conditions réunies d’une neutralisation effective du ravageur observé), ce cépage se montre encore moins sensible à Botrytis que le rustique Cabernet-Sauvignon lui-même, tout en portant, par rapport à ce dernier, des grappes volumineuses et des rendements sensiblement supérieurs.
Or, on a dit plus haut que les techniques actuelles de lutte contre l’eudémis privilégiaient à juste titre les stratégies préventives ; dans la mesure où l’application est convenablement dirigée vers les grappes, il n’y a donc plus de crainte de rencontrer ce type d’ennui avec le Mourvèdre. Il n’empêche que voilà un excellent exemple de pluralité des points d’approche, le degré d’attractivité (d’un végétal ou d’un cultivar) pour un hôte donné ne semblant guère, jusqu’ici, avoir été pris en compte en viticulture : au-delà de la pluri-disciplinarité, toujours souhaitable, n’y a-t-il pas là d’autres applications sur lesquelles cet exemple pourrait permettre de déboucher, et qui constitueraient la matière d’une interrogation méta-éthique ?

c) Peut-on hiérarchiser les cépages ?
Dans son article, A. Carbonneau rappelle à juste titre la nécessité de résoudre, pour commencer, les questions de taxonomie non encore résolues : la méta-éthique, en effet, pourrait déjà servir à ce que l’on s’accorde sur les moyens à mettre en œuvre (maintenant que nous voilà éclairés par de récents travaux de génétique et de biologie moléculaire), pour re-nommer les espèces et variétés de vigne, les classer – et donc, entre autres, classer les cépages.
En matière de Recherche fondamentale, il est bien vrai que la principale urgence relève sans doute de la systématique. Néanmoins, un tel changement botanique, en lui-même, ne modifiera guère la perception des cépages par la viti-viniculture, si la Recherche se borne à cette seule mission.
Une intéressante approche avait autrefois été réalisée, dans l’immédiat après-guerre, simultanément par deux ampélographes qui, pourtant, ne se connaissaient pas : L. Levadoux en France et A.M. Negrul en Russie.
Il s’agissait de « l’ampélographie de groupes » dont le successeur de Levadoux, J. Bisson, devait régulièrement rappeler le bien-fondé et présenter jusque récemment, dans le domaine de l’application, divers développements assez aboutis7. Tout en reconnaissant la pertinence de ces travaux, A. Carbonneau fait néanmoins observer qu’aujourd’hui, quelque fondée qu’apparaisse cette classification basée sur la ressemblance morphologique, il demeure en elle un certain arbitraire, dans la mesure où l’on a su entre-temps que maintes variétés, rattachées par leur « air de famille » à tel ou tel éco-géo-groupe, se trouvaient elles-mêmes être déjà le produit de croisements et appartenir en même temps, par leur descendance génétique (analyse ADN), à des variétés complètement étrangères à la géographie du groupe (exemple du Gouais introgressé chez les « Noiriens »). En dépit de l’intérêt qu’elle présente, cette orientation taxonomique débouche donc sur un découpage en grandes unités de populations géographiques qui, le plus souvent, ne manque pas de pertinence, mais ne permet pas de faire l’économie de l’analyse moléculaire, celle-ci apparaissant seule capable, en fin de compte, de fournir une vision panoramique sur l’origine des cépages8.
Bien que, dans le domaine de la Recherche fondamentale, l’intervention de la méta-éthique soit susceptible d’intervenir prioritairement, ainsi que l’observe A. Carbonneau, dans l’établissement d’une systématique aussi claire que possible (et suffisamment vaste pour y incorporer, désormais, des résultats de croisements hier encore méconnus – voire de croisements carrément inconnus, car obtenus récemment sous une forme parfaitement contrôlée : cas des nouveaux hybrides interspécifiques –), c’est à un niveau beaucoup plus modeste d’application qu’on souhaiterait se placer. Le praticien et le technicien de terrain sont en effet surpris qu’une certaine vision académique et « fataliste » des cépages soit trop fréquemment épousée par la Recherche, alors qu’on s’attendrait, à ce niveau de réflexion, à ce que les intervenants soient affranchis du moindre préjugé ; or, il s’en faut de beaucoup.
On a, par exemple, trop souvent entendu dire (et vu publier dans des Revues scientifiques) que tel cépage aurait une « affinité » (exclusive, s’entend) pour les sols calcaires ... tout simplement parce que ladite variété – il s’agissait du Mourvèdre – n’avait encore jamais fait l’objet d’une culture étendue nulle part ailleurs que dans ce type de sols. L’expérience devait prouver plus tard que cette même variété donnait des résultats viticoles et oenologiques tout aussi intéressants en sols acides.
Similairement – ou plutôt : inversement –, on a longtemps prétendu que la Syrah ne saurait être exportée vers des sols alcalins, au motif que le « berceau » putatif de ce cépage, au sud de Lyon, était constitué d’éboulis primaires (granitiques ou schisteux). Là encore, il aura fallu attendre que le résultat de l’ambitieuse enquête macro-géographique, réalisée par A. Carbonneau et son équipe de SupAgro, d’Ampuis jusqu’à Rasiguères, vînt confondre les partisans des idées toutes faites : en dégustation « aveugle », les meilleurs goûteurs s’avouaient incapables de rattacher les échantillons aux catégories conventionnellement admises de type de sol, de région géographique (plus ou moins septentrionale) et de type de climat. L’exploitation statistique des résultats alla même jusqu’à susciter un déplaisir si évident aux yeux de certains participants, qu’il n’aurait pas fallu insister beaucoup pour que l’expérimentation fût tue et jetée aux oubliettes ...
En matière d’ampélographie, et tout en restant dans le domaine de ces constats pragmatiques (dont on s’étonne qu’ils n’incitent pas plus souvent le chercheur à se rappeler davantage la nécessité « d’adapter la théorie aux faits » – et non l’inverse –), on reste frappé par une certaine forme de « conditionnement psychologique » de type fataliste, qui contribue à maintenir, en matière de hiérarchie qualitative des cépages, de tenaces préjugés académiques. Pour autant qu’on considère avec respect cet échafaudage d’Histoire, de culture et d’expérience que constitue l’amoncellement des siècles dans les régions viticoles à grands vins (corpus qui a souvent réduit l’éventail variétal à un ou deux cépages), on reste songeur à l’idée que la Recherche n’ait pas davantage mis l’accent sur la formidable sous-exploitation, par la Viticulture, de son patrimoine ampélographique.
Quand bien même on déciderait par hypothèse d’école de sous-estimer l’incidence, sur le choix des cépages, de certains facteurs historiques difficiles à évaluer, et que, pour expliquer les décisions prises, on n’admette dans la réflexion que des éléments d’ordre technique, un tel mode de raisonnement ne nous autoriserait pas pour autant à accorder une sorte de monopole qualitatif à une poignée de « grands » cépages. Que le Cabernet-Sauvignon se soit révélé la seule variété à être susceptible, vraisemblablement, de parvenir à une maturité à peu près convenable sans pourrir, dans cette « île » placée sous climat océanique qu’est le Médoc ; que le Pinot noir fin ait été longtemps le seul grand cépage rouge apte à se montrer suffisamment précoce sous la latitude très « septentrionale » du vignoble bourguignon ; et que la plupart des régions viticoles à grands vins, pour des raisons impénétrables, se soient toujours limitées à la culture d’un seul cépage, voilà qui ne devrait pas nous inciter pour autant à réserver « la préconisation qualitative » à une brassée de cépages fins consacrés par l’expérience.
En effet, il est à peu près avéré que, dans bien des vignobles, le resserrement du choix opéré autour d’un tout petit nombre de variétés (voire, comme on vient de le dire – et comme le montre l’exemple des grands vins français –, sur un seul et unique cépage9), a résulté d’une adaptation à certaines conditions limitantes, principalement au point de vue climatique. Ainsi ont dû se trouver rejetés maints cépages de grand mérite, auxquels il n’aura manqué que l’honneur d’être expérimentés ailleurs ; et de plus, quand bien même ces variétés laissées pour compte auraient reçu, sous d’autres cieux, l’honneur d’être cultivées et d’y trouver les conditions écologiques propres à leur extériorisation qualitative, encore aurait-il fallu que leur nouveau vignoble d’accueil poursuivît, lui aussi, une politique de qualité identique à celle qui était mise en œuvre, pour « les élus », dans la patrie originelle de ces cépages rejetés, et qu’il leur accordât les soins viticoles, vinicoles et commerciaux dus à leur rang, sans quoi aucune réputation de qualité ne pouvait jamais espérer être consacrée non plus.
Ce troisième exemple d’application à la viti-viniculture est-il du ressort de ce que G. Cargnello désigne sous le nom de méta-éthique ? Il est en tout cas représentatif d’une chaîne dont un bout engage la Recherche et dont l’autre bout est tenu par la profession viti-vinicole, tous les acteurs occupant divers points sur l’ensemble du parcours. Par ailleurs, ce thème de la hiérarchisation des cépages illustre une intégration des points de vue qui paraît dépasser de beaucoup les objectifs qu’on a jamais assignés à l’ampélographie proprement dite, et donc (à plus forte raison) aux sciences biologiques d’application qui se substituent peu à peu à elle dans un isolement encore plus marqué : telle la discrimination des cultivars effectuée à partir des « marqueurs » moléculaires.

4- Conclusion
Revenons-en, pour finir, aux impératifs de cette « analyse du fonctionnement des vignobles, des entreprises et des territoires » dont il est question dans l’article cité : à cet égard, ce ne sont pas quelques perfectionnements dans les dispositifs expérimentaux qui pourront nous permettre d’accéder à une amélioration de l’analyse. Renouer avec de meilleures conceptions de la méthodologie globale, suppose une réflexion sur les principes et les buts de la Recherche fondamentale et appliquée, ainsi que cela sous-entend le maintien permanent d’une relation avec un dispositif ad hoc, intégrant dans sa logique la Formation continue, le Développement (i.e. les Chambres consulaires, bien sûr, mais aussi ces petites structures évoquées plus haut), ainsi que les « partenaires » qui, plus en aval, gèrent le patrimoine et les paysages.
L’abandon de la vision de filière n’a eu pour effet – avec le recul, c’est aujourd’hui flagrant – que de « dé-territorialiser » les chercheurs et, les privant de ce support, de les éloigner d’une réflexion féconde sur leur spécialité ; assurément, ce n’est pas ainsi qu’on peut espérer passer de la science à la philosophie sur la science. Car, analoguement, ce n’est pas par des gloses sur le big bang que l’astrophysicien Hubert Reeves nous fascine, mais par ses déductions (philosophiques ?) sur l’inséparabilité de l’espace et du temps ; et ce n’est pas par sa connaissance de la taxonomie des végétaux (on présume qu’il la maîtrise ...), que le botaniste Patrick Blanc nous séduit, mais par sa réflexion (philosophique ?) sur la quasi-immortalité des plantes les plus chétives10.
De la même façon (était-ce au cours d’un Symposium de « Génétique et d’Amélioration de la Vigne » ?), Alain Carbonneau avait un jour rappelé qu’avant de commencer à parler « d’amélioration des plantes », il convenait de préciser que cet objectif pouvait être atteint de deux manières : par hybridation ou autre manipulation génétique, bien sûr, mais aussi par amélioration des performances du végétal via la stimulation de sa physiologie. Par cette brève réflexion introductive, le chercheur tentait sans doute de contenir une tendance (peut-on l’appeler « disciplinariste » ?) qui était déjà en train de s’imposer. Il est loisible de penser que, par un tel préambule, le trublion avait dû réussir son entrée ; et cependant, aura-t-il pour autant été entendu de la communauté des congressistes ... ?
C’est seulement par ce type de retour sur une méthodologie scientifique véritablement approfondie (laquelle, encore une fois, ne saurait se borner à n’être qu’une méthodologie expérimentale), que le monde de la Vigne et du Vin pourra tirer profit de la contribution de chacun. En dehors de cela, il n’y a place dans nos sociétés actuelles que pour l’individualisme protéiforme. Si, par le rappel de ces postulats, la méta-éthique parvient à susciter des connexions, alors il faut la soutenir.


1 D’une facture plus ou moins heureuse, le néologisme se fixe pour seule et honorable ambition de nommer ce qui, jusque-là, n’avait pas encore de nom (avion, locomotive, ordinateur) : nécessité fait loi. Le barbarisme, lui, consiste en l’emploi d’un mot forgé tout exprès pour désigner une chose qui est déjà nommée. Ainsi n’est-il nullement justifié de parler de « reforestation » quand la langue française dispose du mot reboisement ; ainsi, les verbes « révolutionner », « solutionner », « positionner » sont-ils autant de barbarismes pour : bouleverser, résoudre, placer ou disposer ; à plus forte raison en va-t-il de même avec les verbes « distancier » ou « finaliser » et les substantifs dérivés « distanciation » ou « finalisation » (les deux derniers de ces deux couples étant, au surplus, doublement des barbarismes, puisqu’il s’agit d’anglo-américanismes, et doublement grotesques parce que, à ce jeu pervers de formation « en boucle » de verbes à partir des substantifs, puis de substantifs à partir des verbes, il n’y a pas de raison qu’on n’en vienne pas bientôt à créer des monstres lexicaux comme « distanciationner » ou « finalisationnement » !).

2 Carbonneau A., 2012. Métaéthique : ésotérisme inutile ou véritable enjeu? GiESCO, Newsletter 02-12.

3 Carbonneau A., 2012. Métaéthique, ibidem, §-3.

4 En réalité, les travaux de J. Capus et de Cazeaux-Cazalet à Bordeaux, ainsi que ceux de L. Ravaz à l’Ecole de Montpellier, avaient montré dès le tout début du XXème s. les voies de ce qu’on n’appellerait que bien plus tard la modélisation. Toutefois, la protection phyto-sanitaire réalisa encore de grands progrès techniques dans la seconde moitié du siècle ; et, surtout, c’est à partir de là, et en grande partie sous l’égide de l’ITV, que s’élaborèrent les principes de lutte qui ont encore cours à ce jour.

5 Le cépage provençal Colombaud (ou Colombau) blanc fut autrefois cultivé de façon assez significative en Languedoc, et aussi en Roussillon, sous le nom de Mouilla. Mais les éventuelles références sont à vérifier avec la plus grande circonspection, car, au moins en Languedoc, le Calitor blanc connut également une certaine diffusion sous le nom de ...Mouillas. Leur commune vulnérabilité à la pourriture – elle est extrême –, conjointement à leur proximité onomastique, n’était certes pas de nature à faciliter leur discrimination par les praticiens.

6Il y aurait évidemment bien des remarques à formuler – et à maints égards – sur ce mode de lutte contre l’eudémis (les actuelles stratégies de « pré-positionnement », avec une molécule dite « préventive », apparaissant comme nettement préférables) ; mais ce n’est pas l’objet de la présente explication.

7 Bisson J., 1989. « Les Messiles, groupe ampélographique du bassin de la Loire ». Journ. Int. des Sc. de la Vigne et du Vin, 23, n° 3, 175-191 ; 1995. « Les principaux groupes éco-géographiques dans l’assortiment des cépages français ». Journ. Int. des Sc. de la Vigne et du Vin, 29, n° 2, 63-68 ; 2001. Vignes et raisins en France. Diversité et utilisations. Féret, Bordeaux, 160 p. ; 2009. Classification des vignes françaises. Féret, Bordeaux, 144 p.

8 Carbonneau A., comm. pers. Il est intéressant de noter à ce sujet qu’un chercheur travaillant sur la taxonomie de l’olivier et sur les oliviers sauvages ou oléastres, A. Bervillé, en vient exactement aux mêmes conclusions (comm. pers.).

9 Rappelons qu’en Bordelais, Mouton-Rothschild est composé depuis plus d’un siècle de 95-100 % de Cabernet-Sauvignon, que depuis aussi longtemps Petrus est dévolu au Merlot (10,5 ha, dont 40 ares de Cabernet franc) et que Yquem doit son génie pour plus de 90 % au Sémillon ; qu’en Provence les plus grands rouges de Bandol (voir Pibarnon, Pradeaux ou Tempier) sont faits d’à peu près 100 % de Mourvèdre ; que les Bourgogne rouges ou blancs sont respectivement issus des seuls Pinot noir et Chardonnay ; que les Touraine rouges (Chinon, Bourgueil) ne sont issus que du Cabernet franc, et que les grands vins blancs de la Loire (Vouvray, Savennières, Layon, Aubance, Saumur ...) doivent tout au Chenin.

10 Blanc P., 2002. Le bonheur d’être plante. Editions Nathan, 112 p.